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Peinture d'une orangeraie

Au bord de l'étang

« Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises… »*

J’attends avec impatience l’arrivée de la nuit, puis me libère de l’emprise de la terre et pars vers les senteurs d’humidité prometteuse. Par moment, le chemin semble trop long, trop accidenté ou trop pénible, mais, porté par un espoir improbable, je persévère. 

À la lisière de la forêt, je l’aperçois soudain. Sur une étendue d’herbe douce et caressante, éclairée par la lumière tendre de la lune, elle s’avance, majestueuse. Mais le craquement d’une feuille morte me met en alerte : un individu grisâtre, aux jambes torves et à la tête étroite, l’a remarquée aussi. Alors j’accélère, parviens de justesse à atteindre le premier la créature merveilleuse, lui grimpe sur le dos, m’agrippe à ses aisselles et pose mon menton sur son crâne. L’autre tente de se hisser jusqu’à moi, mais je lui donne un tel coup de pied qu’il perd l’équilibre et tombe au sol.

Je colle mon ventre contre la peau pustuleuse et frémis au contact de ses chairs qui tremblent à chacun de ses pas formidables. Je chante pour ma belle, des sons très doux qui expriment toute mon admiration. Mais l’autre s’entête à nous suivre et dès que nous atteignons l’eau, c’est trois, quatre, cinq mâles qui grimpent sur ma déesse. Courageuse, elle continue sa progression, mais finit par perdre pied et, entraînée par le poids de ses prétendants, incapable de nager, coule vers le fond. Ils vont la noyer ! Ils vont la tuer !

Je ne céderai pas, je n’abandonnerai pas ma promise à ces individus méprisables. Toujours accroché à ses aisselles, je retiens ma respiration et distribue des coups de pied. Malmenée par ces poussées contraires, elle tournoie et atterrit sur le dos. Aveuglé par la vase qui me couvre le visage, écrasé par sa terrible masse, je tiens bon. Je veux me montrer digne d’elle, de son port majestueux et de la fertilité de son ventre énorme. Enfin, elle roule sur le côté et je reprends courage. Je continue à distribuer des coups et j’en reçois sur tout le corps. L’un d’eux m’atteint aux côtes et manque de me faire lâcher prise… Je me ressaisis de justesse.

Puis le miracle se produit : je sens entre mes jambes les premières contractions. Les autres mâles abandonnent le combat et nous laissent consommer notre union en paix. Alors que nous flottons encore entre deux eaux, les œufs apparaissent, agglutinés en longs filaments couplés. Je les asperge de ma semence et, enivré par la puissance de notre passion, pousse de faibles cris. Toujours agrippé sur le large dos, je stimule l’orifice de ma déesse avec mes orteils et lui tapote ses flancs. Bientôt, une multitude de guirlandes tournoient dans l’onde trouble comme des algues étranges. 

Au bout d’un temps indéfini, les trépidations se calment. Je relâche mon étreinte et, avec quelques regrets et une intense satisfaction, la laisse s’éloigner, nonchalante et sereine. 

De retour sur la berge, j’éprouve soudain une sensation de faim terrible. Un vrombissement d’ailes… De retour sur la berge, j’éprouve une sensation de faim terrible. Soudain, un vrombissement d’ailes, un vol erratique… là, un reflet — ma langue poisseuse l’efface. J’écrase l’être minuscule contre mon palais, le mastique et l’avale. Ce n’est qu’un pauvre moustique, mais des milliers d’autres tournent autour de moi et la nuit si longue protège ma chasse jusqu’à l’apparition timide des pâles lueurs de l’aube.

* Gérard de Nerval

 Merci d'avoir lu jusque là ! J'espère que vous avez aimé cette nouvelle. Pourquoi ne pas en lire une autre ou bien commander un livre ?

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