Marguerite
Nicole ferma le robinet, abandonna la vaisselle du petit-déjeuner dans l’évier et sortit sur la terrasse. Sa belle-mère, silhouette frêle, cheveux blancs, blouse enfilée à l’envers, vieilles savates et poignets graciles, ne répondit pas à ses appels. Elle planta sa bêche dans le gazon, souleva une petite motte et la jeta sur le tas qu’elle avait déjà amassé.
Nicole s’approcha de la vieille femme et répéta d’un ton ferme :
« Marguerite, arrêtez ça tout de suite ! »
N’obtenant aucune réaction, elle tendit la main et saisit le manche. La vieille femme s’y agrippa avec une telle férocité que Nicole lui abandonna l’outil. Aussitôt, la fureur disparut du visage ridé et la bêche reprit son mouvement monotone.
La tête de Marc lorsqu’il verra son gazon dévasté… Surtout, qu’il ne le lui reproche pas… Déjà qu’elle se chargeait de toutes les corvées… Comme écouter la conversation de l’aide-soignante, une bavarde celle-là, et quand celle-ci se portait malade, qui donc s’occupait de Marguerite ? Pas Marc qui, sous prétexte d’avoir un métier sérieux, partait tôt et rentrait tard. Elle chassa de son esprit ces réflexions injustes. Le salaire de son mari leur permettait un niveau de vie agréable, tandis que le sien faisait en comparaison office d’argent de poche.
Autrefois, Marguerite aimait le tricot, la pâtisserie et les émissions de télé-réalité. Dans son ancien appartement, elle entretenait une collection de plantes en pot. Grâce à son toucher magique, des bâtons enfoncés dans la terre avec désinvolture se transformaient en buissons luxurieux. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’intéressait plus à rien. Elle avait maigri et errait sans but dans toutes les pièces de la maison. Peut-être à la recherche de sa collection dispersée ? Lorsqu’elle entrait dans le bureau, elle attendait immobile et, dans l’espoir de retrouver ses mots, fixait sa belle-fille dans un silence tourmenté. Cette activité de jardinage avait le mérite de la tenir occupée. Nicole revint sur ses pas, finit la vaisselle et mit de l’eau à chauffer.
« Marguerite, venez vous asseoir à côté de moi. Je vous ai préparé une bonne tasse de thé. »
N’obtenant pas de réaction, elle avala une gorgée et poussa un soupir. Quelle magnifique journée pour travailler au jardin ! Un peu à regret, elle se dirigea vers le bureau et ralluma son ordinateur.
Lorsqu’elle consulta la montre, elle se rendit compte que deux heures venaient de s’écouler et se précipita dehors. Les vêtements, les savates et les mains souillés de terre, Marguerite poursuivait la tâche qu’elle s’était assignée. Crispé par l’effort, son visage aux pommettes rouges luisait de transpiration. Nicole essaya de lui prendre la bêche, mais Marguerite esquiva et, d’un air apeuré, pressa l’outil contre son cœur. Alors Nicole partit chercher une table d’appoint qu’elle installa sur le gazon. Elle y posa une assiette de gaufres au chocolat. Pas très bon pour l’index glycémique, mais dans son état, autant que sa belle-mère en profite. Elle lui proposa du thé froid. Sans lâcher la bêche, Marguerite s’empara du verre et but avec avidité — le liquide dégoulinait sur son menton et trempait son chemisier —, puis se remit au travail. Malgré les traces de boue, le verre scintillait sous les rayons du soleil à côté de l’assiette intacte.
« Ça ne va pas du tout avec ta mère.
— Je suis en réunion, alors essaie de te débrouiller, je te rappellerai plus tard.
— Elle se conduit de façon différente.
— Téléphone donc au médecin…
— Je te dis qu’elle m’inquiète vraiment.
— Que se passe-t-il ?
— Elle creuse un trou dans le jardin.
— Tu dramatises toujours… Elle fait un peu d’exercice.
— De l’exercice ? Une femme de quatre-vingts ans qui bêche depuis trois heures ? Elle va mourir d’épuisement !
— Trois heures ? Et tu l’a laissée faire ?
— J’aimerais bien t’y voir. Viens lui parler, elle t’écoutera peut-être.
— Je suis occupé…
— Si tu ne viens pas, je sors.
— Tu n’oseras pas.
— Enfin, Marc ! Il s’agit de ta mère tout de même ! »
Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’il lui accordait une faveur ?
« Bravo, Marguerite ! Vous avez très bien travaillé. Une petite pause ? Qu’en dites-vous ? Vous m’entendez ? »
Il faudrait des mois pour que la pelouse retrouve son aspect habituel.
« Oh là, là ! Tu en as causé des dégâts, maman. »
Marguerite leva la tête et sourit à son fils. Il parvenait souvent à la dérider.
« Allez, viens. On rentre à la maison. »
Comme elle ne bougeait pas, il saisit le manche de la bêche et le tira vers lui. Le sourire disparut, le visage se déforma et une plainte s’échappa des lèvres craquelées.
« Enfin, maman, sois raisonnable. Tu as bien joué, maintenant ça suffit. »
Elle ne regardait plus son fils, mais se cramponnait au manche de toutes ses forces. Il tirait et relâchait comme s’il étudiait l’influence de ses gestes sur l’intensité des lamentations. Il finit par céder. Marguerite se remit au travail avec encore plus d’ardeur, comme si elle regrettait les minutes précieuses qu’elle avait perdues.
« Que va-t-on faire ? demanda Nicole
— Rien.
— Comment ça, rien ? Elle ne peut pas continuer comme ça !
— Pourquoi pas ? Elle finira bien par abandonner.
— Tu plaisantes ? Elle va se tuer à la tâche.
— Mais non. On va lui donner à boire et à manger. Elle s’arrêtera lorsqu’elle aura épuisé ses forces. Va travailler. Je m’en occupe. »
Il réussit à obtenir que, sans lâcher sa bêche, elle boive un verre d’eau et avale une tartine beurrée. Il désinfecta les ampoules sur les paumes de ses mains, appliqua des sparadraps et lui mit des gants. Il s’installa dans la véranda avec son ordinateur. De temps à autre, il levait les yeux pour l’observer. Il entendit le bruit de la porte d’entrée qu’on ouvrait, suivi du martèlement de pas nerveux.
« Papa, tu ne sais pas ce qui m’est arrivé ! J’ai garé ma voiture comme d’habitude sur le parking de la fac et… Que fait mamie ?
— Elle a décidé de remodeler le jardin.
— Ah bon ?
— Oui. Elle creuse un bassin.
— Pas possible… Pourquoi ?
— Elle en a envie.
— Ah… Alors, je te disais qu’un abruti m’a égratigné la voiture au parking.
— C’est grave ?
— C’est horrible ! Ma voiture est défigurée. Viens voir !
— Je vérifierai ça plus tard.
— Mais je dois sortir, là. Juliette m’attend. Je suis juste passée pour me changer.
— La voiture roule toujours, n’est-ce pas ? Je reste ici pour surveiller ta grand-mère. Elle fournit un bel effort…
— Je ne savais pas que vous vouliez un bassin au milieu de la pelouse. Tu aurais pu payer des ouvriers. Bon, j’y vais. Je ne rentre pas cette nuit, je dors chez Juliette. Tu t’occuperas de la voiture demain soir ?
— D’accord. Amuse-toi bien. »
Elle s’éloigna sans répondre. Plus tard, il entendit la porte claquer de façon définitive. Marguerite avait l’air fatiguée, mais soutenait son rythme de travail. D’un côté, il préférait ça à son comportement de somnambule… Une expression perdue, une attente insatisfaite et un vide… immense. Cette animation soudaine lui rappelait l’époque où elle avait encore toute sa mémoire. Les heures s’écoulèrent sans que la détermination de Marguerite faiblisse. Nicole rejoignit son mari, ouvrit une bouteille de vin, improvisa un repas de pain, de tofu et d’avocat, tandis que Marc approvisionnait sa mère avec les tartines beurrées dont elle raffolait. Lorsque la nuit tomba, il lui apporta une veste qu’elle accepta d’enfiler.
« Je pense, dit Nicole, que nous devons l’obliger à s’arrêter.
— Regarde-la. Cela fait des années que je ne l’ai pas vue aussi sereine.
— Elle va se tuer à la tâche.
— Tu sais bien que maman adorait le sport.
— Mais enfin, elle a cessé toute activité physique depuis des années à part ses déambulations dans le couloir.
— C’est vrai qu’elle en a parcouru des kilomètres…
— Et si elle y passe toute la nuit ?
— Je vais lui tenir compagnie. Elle va bien s’arrêter. »
Nicole rangea la table, remplit le lave-vaisselle et annonça qu’elle allait dormir. Marc, enveloppé dans son manteau, s’était installé sur une chaise longue. Elle apporta des couvertures, deux verres, la bouteille de vin et accola la deuxième chaise à celle de son mari. Seul le bruit monotone de la bêche troublait le silence. Elle conserva quelques instants une gorgée du sombre liquide dans sa bouche. L’air frais, les odeurs de terre et d’herbe martyrisée mettaient en valeur son bouquet.
« C’est agréable, on devrait faire ça plus souvent.
— Mmmh…
— J’ai froid.
— Viens. »
Elle se glissa à ses côtés sous la couverture et regarda les étoiles. Quand les avait-elle observées pour la dernière fois ? La pleine lune éclairait le jardin d’une lueur austère.
« Ta mère n’a pas froid ? »
Il se leva et elle regretta le réconfort de sa chaleur. Lorsqu’il revint, elle se pelotonna contre lui.
« Tout va bien.
— Tu vas la laisser travailler toute la nuit ?
— Elle va s’arrêter.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Je n’en sais rien, je l’espère. Va dormir.
— Je reste encore un peu avec toi. »
Elle s’endormit la première et il ne tarda pas à sombrer aussi. La tête de Marguerite dépassait de la cavité, trop profonde et étroite pour un bassin artificiel. La pelle heurta un obstacle, la poutre de soutien d’une galerie souterraine. La vieille femme en dégagea l’ouverture, puis se hissa sur la pelouse et, bêche à la main, ombre sentinelle dans la lumière nocturne, s’approcha du couple enlacé. Elle déposa son outil au pied des dormeurs, puis repartit. Elle s’assit sur le bord du trou, se laissa glisser et rampa dans la galerie. Elle s’installa du mieux possible dans l’espace étroit et appuya sa tête sur la terre tendre qui l’entourait, la réchauffait et la protégeait. Un brouillard l’enveloppa de ses loques soyeuses. Elle ferma les yeux.
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