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Couverture du livre " De chair et de larmes "

De chair et de Larmes

Après un divorce douloureux et un séjour en hôpital psychiatrique, Claire quitte Paris pour reprendre la ferme familiale. Sans soutien ni expérience, elle comprend vite que ce nouveau départ sera moins facile que prévu.

 

Elle cherche un maigre réconfort auprès de Lucien, un militant végétalien, qui lui confie des poulets arrachés à un centre de recherche pour qu’elle les cache. Il la persuade même de participer aux actions radicales et dangereuses de son groupe d’activistes. L’équilibre déjà fragile de Claire se retrouve ébranlé par l’agressivité des hommes et des animaux.

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Premier chapitre

Claire arrêta son véhicule sur l’aire gravillonnée, envahie de mauvaises herbes, et ouvrit la porte. Peluche aboya de sa voix trop profonde pour un si petit animal et les paroles qu’elle prononça pour le calmer ne firent qu’exacerber son excitation. Saisie par le froid — les températures semblent toujours plus basses à la campagne —, elle se pencha pour attraper son manteau, s’en vêtit et détacha la ceinture de sécurité du chien. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa. Les poils si doux, le parfum entêtant, réminiscence d’une séance au salon de toilettage, et les grands yeux humides lui arrachèrent un sourire. Il tendit vers elle son visage écrasé de Shih Tzu, lui lécha la joue, puis se contorsionna pour qu’elle le libère. Dès qu’il toucha le sol, il procéda à une inspection attentive des odeurs, la truffe collée à la végétation. Il s’immobilisa soudain, leva haut la patte, aspergea l’endroit choisi d’une urine abondante, s’éloigna un peu et griffa la terre d’un air conquérant. 

Claire porta son regard vers le ciel aux nuances métalliques et vers la maison qui, à moitié dissimulée par les arbres, semblait l’attendre. Ne m’en veux pas, tu vois, je suis revenue. Un coup de vent glacial la fit frissonner et elle ajusta le col de son manteau. Elle mit son téléphone dans sa poche, se pencha une fois de plus dans la voiture pour attraper son sac et ouvrit le coffre. Elle saisit des deux mains la poignée de la valise et le dos droit, les jambes écartées, la tira de toutes ses forces. Elle réussit à la dégager un peu. Nouvelle inspiration, expiration… on tire… La valise se libéra d’un coup et Claire, déséquilibrée, faillit tomber. Elle s’arc-bouta sur la poignée et parcourut la distance qui la séparait de l’entrée à reculons, traînant la valise récalcitrante derrière elle. Elle trouva la clé, comme son frère le lui avait indiqué, sous un pot en terre cuite dans lequel poussait une fougère. Cette plante chétive, extirpée de son milieu naturel, subsistait avec difficulté, tandis que, tout autour, la végétation s’acharnait à détruire les constructions des hommes. Parce qu’il espérait s’en servir pour les vacances, Sébastien avait, huit ans plus tôt, retapé la maison. Peu après, Claire y avait passé un interminable week-end avec sa femme, son fils aîné et lui. Elle avait pris l’air enjoué et proposé de s’occuper du petit, alors âgé de trois ou quatre ans, mais avait bien senti que sa présence dérangeait.

Elle pensa à sa mère, toujours enveloppée des fragrances savoureuses qu’elle emportait de la cuisine — blanquettes mijotées, feuilletés croustillants, salades croquantes relevées d’ail nouveau et tartes aux fruits colorées —,  qui aimait chanter et papoter à l’instar de ses poules chéries qu’elle tuait tout de même lorsque, trop vieilles, elles arrêtaient de pondre. À la mort de son mari, sa mère avait choisi de fuir les corvées et l’isolement de la campagne pour une maison de retraite en banlieue. Au terme d’une lente et ennuyeuse déchéance, elle y avait perdu son sourire, son allant et sa grâce, sans jamais exprimer le désir de revoir une dernière fois le lieu où elle avait vécu tant d’années. Sauf pour de courtes périodes, la ferme était restée inhabitée comme un paquet bien ficelé, mais vide. La présence insolente du lierre qui s’agrippait à la porte prouvait bien que l’on ne l’avait pas franchie depuis longtemps, au contraire de ce que Sébastien lui avait assuré. Elle introduisit la clé dans la serrure et essaya de la tourner. Celle-ci bougea à peine avant de rencontrer un obstacle. Elle avait évoqué ce problème avec son frère, mais il avait balayé son inquiétude et avait prétendu qu’avec un peu de tact le loquet céderait à ses avances. Elle ne s’en croyait pas dépourvue, mais la clé ne tournait pas. Comment lui avait-il expliqué ? L’enfoncer jusqu’au bout, la retirer d’un dixième de millimètre avant de tourner et si elle bloquait toujours, la déplacer légèrement…

Au bout de quelques minutes d’essais infructueux, Claire hurla. Un cri qui se répercuta entre les arbres, sur les murs et les fenêtres de la maison, cette maison qui lui reprochait sa trop longue absence et la rejetait déjà. Le cri s’amenuisa avant de se transformer en sanglots incontrôlés. Elle s’assit sur la valise et, les coudes sur les genoux, le visage enfoui dans les mains, se laissa aller. Après quelque temps, les sanglots aussi se tarirent. Elle avait entrepris un projet plus ambitieux qu’une simple porte à ouvrir… Tu peux y arriver, tu en es capable… Et si tu ne réussis pas, tu vas appeler un serrurier qui réglera son compte à ce verrou une fois pour toutes, mais d’abord… Elle se dirigea vers un bosquet. Elle préférait prendre ses précautions, même si la route ne desservait que de rares automobilistes, des voisins qui habitaient les propriétés disséminées tout autour. L’urine, qui coula en jet dru et mousseux, imbiba la terre. Claire avait ainsi, comme le chien, apposé sa marque. Elle avait indiqué par un geste primordial son emprise sur ce territoire qu’elle avait fui dans sa jeunesse et retrouvait à l’âge mûr. 

Mais où était passé Peluche ? Elle se rhabilla en vitesse et appela, appela encore, courut vers la maison, pivota sur elle-même… S’il lui était arrivé quelque chose… Il ne s’était pas perdu pourtant. Que pouvait-il bien faire ? Si petit et sans défense… égorgé par un loup ou un renard, écrasé par une voiture… Elle cria… Haletant et ravi, il surgit soudain d’entre les buissons. Elle le gronda, lui promit de longues séances de dressage pour l’éduquer, l’embrassa, ignora ses contorsions, récupéra la laisse sur le siège arrière et l’accrocha au collier avant de mettre le chien à terre. Obstiné, il refusa d’avancer. Les pattes bien plantées dans le sol, le corps dodu incliné en arrière, il secouait la tête de droite à gauche pour se débarrasser du collier. D’une voix ferme, elle lui rappela qui, dans leur relation, commandait. Grâce à ces paroles ou à son insistance, il céda enfin, l’air contrit, et consentit à la suivre. Elle l’attacha à la valise et se tourna vers la porte qui semblait l’observer d’un air récalcitrant. 

Claire inspira et expira plusieurs fois comme elle l’avait appris en cours de méditation, posa une main sur la poignée, l’autre sur la clé et ferma les yeux. Glissement du métal sur le métal suivi d’un contact buté, une fois, puis deux, un peu en avant, quelques dixièmes de millimètre en arrière… Elle contrôlait sa respiration et écoutait la serrure. Soudain… un déclic… Claire s’exclama :

« Tu vois, Peluche, tu doutais, tu râlais, tu t’impatientais. Avoue-le donc, tu ne croyais pas que j’allais y arriver, mais tu dois apprendre à me faire confiance, car je vais réussir… Nous allons réussir ensemble. » 

La porte céda sous la contrainte et Claire l’ouvrit en grand. Une odeur d’humidité et de poussière, celle d’un monde obscur et abandonné, la prit à la gorge. Elle éternua.



 

Comme un désir de beauté tavelé par le passage du temps, la peinture écaillée dévoilait une couche plus ancienne aux nuances marron-sang de bœuf. Dominique, la femme de Gérard, une petite brune, vive et souriante, qui avait sélectionné ce ton bleu si original, avait eu le bon goût d’éviter baies vitrées et autres modernités clinquantes et avait réussi à rénover la ferme sans la défigurer. À l’époque, Claire, encore toute jeune, avait jalousé celle qui avait conquis le célibataire le plus prisé de la région. Aujourd’hui, elle pensait qu’il avait bien choisi : une fille du pays, dotée de style et d’ambition. 

Claire, son lourd plateau à bout de bras, regrettait d’avoir parcouru à pied la distance qui séparait les deux fermes. Elle ne voudrait pas repartir en sens inverse encombrée de ce gâteau au chocolat, d’autant plus qu’un autre, qui l’accompagnerait le soir même chez Sébastien, attendait dans la cuisine. Si elle le ramenait à la maison, elle le finirait en entier toute seule. Une recette facile, un habitué des occasions festives… Elle le décorait autrefois, avec les enfants, de bonbons colorés qui ressortaient, comme une mosaïque joyeuse, sur le glaçage sombre. Ils semblaient presque préférer ces préparatifs aux cadeaux superflus ou à la fête trop vite terminée. Elle frappa à nouveau. Elle avait vu son voisin passer en voiture alors qu’elle coupait les mauvaises herbes devant la maison. Il l’avait remarquée et avait ralenti, elle lui avait fait un signe de la main, mais il ne s’était pas arrêté. Du moins, elle pensait qu’il s’agissait de lui. En tout cas, la voiture se trouvait maintenant dans le garage, bien rangée à côté du tracteur rutilant. Gérard avait toujours montré un don pour la mécanique. Elle approcha son oreille de la porte et entendit des bruits sourds comme si l’on traînait un cadavre sur le plancher.

Elle avait espéré être reçue avec un sourire, être invitée à s'installer dans une cuisine accueillante et bien chauffée, recevoir un verre de thé et des compliments sur ses talents de pâtissière, avant d’échanger des souvenirs avec ce vieil ami de la famille. Elle poussa un soupir et s’accroupit pour poser le gâteau sur le sol. Plus qu’elle la vit ou l’entendit, elle sentit la porte s’ouvrir. Saisie, elle contempla un instant les godillots incrustés de boue, puis se redressa. Son regard glissa sur les habits de travail qui empestaient la transpiration et l’alcool avant de s’arrêter sur le visage de l’homme qui l’observait d’un air sévère. Les paupières tombantes dissimulaient des yeux rougis — qu’était-il advenu des longs cils qu’elle avait tant admirés ? —, le nez semblait avoir doublé de volume et le menton pointait en avant. Des rides profondes parcouraient la peau distendue.

« C’est pour quoi ?

— Je suis la nouvelle voisine…

— Ah. J’ai pas le temps là, je suis occupé.

— Pardon, j’aurais dû me présenter, c’est Claire, vous vous souvenez, la fille de Gaston et Paule. Je viens d’emménager à côté, nous allons donc redevenir voisins, comme avant. J’ai décidé de quitter Paris et de m’installer ici. 

— Ah, la fille de Gaston et Paulette. Tu aurais pu le dire plus tôt. » 

Il parlait d’un ton bourru, comme s’il désirait se débarrasser d’un représentant de commerce trop insistant. Elle lui sourit.

« Je ne voulais pas vous déranger, je vous ai préparé un gâteau, en souvenir du bon vieux temps et pour marquer le début d’agréables années à venir. Tenez, prenez-le. C’est une excellente recette, je n’ai reçu que des compliments jusque-là… À moins que vous n’ayez des problèmes de diabète ? Dans ce cas, je comprendrais très bien… Non, vous êtes en bonne santé, bien sûr, en tout cas, vous en avez l’air… Ça fait longtemps, hein ? Bon… je vais vous laisser, je ne veux surtout pas m’imposer. Si vous avez besoin de quelque chose… Entre voisins, on s’entraide, n’est-ce pas ? Allez… 

— Entre. 

— Pardon ?

— Tu ne vas pas rester ici à jacasser sur le pas de la porte alors que le froid s’engouffre. Entre donc. » 

Si sa propre maison exhalait des relents d’humidité, de champignons et de nature âpre et vindicative, celle de Gérard vous prenait à la gorge avec une puanteur de corps mal lavé, de nourriture pourrissante et d’urine rance. Ils traversèrent le salon, une pièce spacieuse qu’elle aurait trouvée agréable sans le désordre qui y régnait. Au vu des couvertures, des oreillers et des habits éparpillés sur le tissu taché des divans, elle comprit que l’endroit servait aujourd’hui de chambre à coucher. Des livres tapissaient les murs et s’empilaient sur toutes les surfaces disponibles : fauteuils, sol, table basse et buffet. Certaines étagères antiques, transmises dans la famille ou achetées par Dominique dans les brocantes qu’elle fréquentait de façon assidue, exhibaient avec orgueil leur bois sombre et leurs montants décorés. Gérard avait sans doute construit les autres, plus simples et fonctionnelles, en pin clair verni. Claire ne savait pas qu’il aimait tant la lecture. Les avait-il toutes parcourues, ces éditions de poches aux couvertures fanées, déchirées ou même absentes ? Elle déposa le gâteau dans la cuisine sur le seul coin libre de la grande table en bois, tandis que Gérard dégageait l’une des chaises cannées. Il attendit qu’elle s’asseye avant de s’affaler lui aussi. 

Rendue nauséeuse par la chaleur qui exacerbait les odeurs, elle retira son manteau et évita de regarder en direction de l’évier.

« Qu’il fait bon ici ! Chez moi, la chaudière n’a pas l’air de bien fonctionner. » 

Claire avait réussi à allumer l’électricité et le chauffage, mais la maison restait froide, quelques degrés en moins que la température souhaitée et cette différence se ressentait jusque dans les os. 

« Je sais. Ton père n’a jamais rien compris en mécanique. Tu boiras bien quelque chose ? » 

Parce qu’elle pensait qu’il voulait qu’elle parte le plus vite possible, elle refusa. Il insista et se leva pour s’emparer de deux petits verres et d’une bouteille d’eau-de-vie. Deux verres à la transparence glauque, remplis d’un liquide jaunâtre. Le verre un matériau hygiénique, l’alcool, un désinfectant naturel. Elle trinqua et avala une gorgée qui lui brûla les muqueuses et emplit ses yeux de larmes. Ceux de son interlocuteur, comme deux pointes de stylo noir, la menaçaient et l’évaluaient sous les lourdes paupières, au-dessus de la bouche étirée dans une expression moqueuse. Elle finit le reste de l’alcool d’un coup et claqua le verre sur la table. Elle se retint de tousser et attendit quelques instants pour retrouver l’usage de la parole. 

« Mon frère m’a dit qu’il vous payait deux fois par an pour entretenir le terrain, je veux dire, défricher les mauvaises herbes et tout ça…

— Ouais et alors ? » 

Il vida aussi son verre et attrapa la bouteille qu’il brandit dans la direction de Claire. Elle refusa d’un signe de tête. Il pencha la bouteille et versa presque à ras bord. Elle réfréna l’envie de lui conseiller un récipient de plus grande taille.

« Et bien, je n’ai pas l’impression que… enfin… le terrain a l’air vraiment négligé. Quand avez-vous…

— J’ai fait le travail pour lequel il m’a payé, sinon tu n’aurais même pas pu garer ta voiture. Ah là là… ces citadins qui donnent des leçons… Je m’occupe de la propriété des Parisiens et ceux-là au moins ne se plaignent pas. 

— Ils ne viennent pas souvent.

— Ils viennent plus souvent que toi. »

Son frère lui avait parlé des Parisiens qui avaient acheté la ferme voisine et qui n’y descendaient que pour les vacances. Bien des années plus tôt, sa mère lui avait raconté comment un chauffard ivre, un citadin de passage, avait percuté la voiture que conduisait Dominique. Celle-ci partait souvent à la recherche de pièces intéressantes qu’elle trouvait chez les brocanteurs, ou même sur le bord de la route — on l’avait déjà surprise à hisser des meubles de rebut dans sa vieille deux-chevaux. Elle avait survécu jusqu’à l’hôpital avant de décéder sur la table d’opération, sans savoir que son fils était mort sur le coup. 

« J’ai grandi ici, vous vous en souvenez ? » 

Elle se rendit compte qu’elle criait presque, comme en visite dans la maison de retraite de sa mère ou dans l’asile psychiatrique de sa tante, comme si hausser la voix pouvait améliorer leur communication. 

« J’en avais assez de la vie à Paris et j’ai décidé de reprendre la ferme. Mon frère me soutient. J’ai suivi des cours de permaculture, vous connaissez ? C’est ce que je désire appliquer ici. Vous savez… beaucoup de paillage, retenir l’eau sur le terrain, le soin des sols et des micro-organismes qui y vivent, la taille des arbres… C’est un long processus, bien sûr, mais je tiens compte de tout ça. » 

L’expression narquoise semblait s’accentuer et elle se sentit rougir. Elle aurait trouvé plus facile qu’il la contredise.

« Vous appréciez la lecture… C’est très bien, une très bonne activité pour garder ses neurones en forme. J’étais moi-même bibliothécaire à Paris, vous savez.

— Je n’aime pas la télé, elle abrutit et il n’y a pas grand-chose à faire par ici, tu verras. » 

Durant le silence qui s’installa, elle observa les livres empilés sur la table : des classiques français, de la littérature étrangère, surtout anglo-saxonne, mais aussi un Yasunari Kawabata et deux Dostoïevski, des polars et quelques volumes de science-fiction et de fantasy. Elle ne parvenait pas à trouver une logique à cet amas et soupçonnait que ces ouvrages avaient atterri dans la cuisine au gré des lectures et sans aucun dessein préconçu.

Il vida son verre et le remplit à nouveau. 

« Je me souviens de toi… une jolie fille qui aimait montrer ses jambes. D’ailleurs, tu n’es pas mal encore aujourd'hui. » 

Le sourire s’élargit en une grimace hideuse. Claire se leva.

« Bon, je vais rentrer, je dois ranger mes affaires et j’ai beaucoup de travail. Merci pour tout. » 

Elle ne prit pas le temps de mettre son manteau et le glissa sous son bras.

« Ne sois pas si pressée, le désordre ne va pas s’aggraver en ton absence. Crois-en mon expérience, il t’attendra. Mais pourquoi pars-tu si vite ? Les hommes doivent s'intéresser à toi, tout de même… Ne fais donc pas ta mijaurée ! Viens dormir ici si tu as froid, je ne monte plus à l’étage, tu pourrais prendre la chambre de… Bon, comme tu veux, tu sais où me trouver… » 

Arrivée dehors, elle détala et la course, qui débuta comme une fuite, se transforma peu à peu en chant de liberté. Son corps bougeait sans entrave, sans gâteau à transporter, juste ses clés et son téléphone qui brinquebalaient dans la poche de sa parka. Elle avait connu pas mal de déboires dans sa vie, avait commis des erreurs et laissé trop de gens la malmener, mais elle avait appris qu’elle n’avait pas à supporter des individus désagréables et qu’elle pouvait choisir ceux qu’elle fréquentait. Gérard, le célibataire si prisé, s’était écaillé comme sa porte et sa vraie couleur n’inspirait que du dégoût. Elle ne saurait jamais si le temps avait dévoilé son mauvais caractère ou bien si les épreuves avaient abîmé un homme bon. Mais qu’importe ! Les problèmes de Gérard ne la concernaient pas. 

Elle arriva à bout de souffle et chercha les clés dans sa poche. Elle avait opté pour une vie plus authentique, monacale en quelque sorte. La comparaison n’était sans doute pas bien choisie puisque les moines vivent en groupe et s’entraident alors qu’elle n’avait que son frère, qui habitait à quarante kilomètres de là, et Peluche qui lui apportait un soutien psychologique incontestable, mais une conversation limitée. Elle introduisit la clé jusqu’au fond dans la serrure. Un peu en arrière, en avant, à droite, coincée, en avant, à droite, coincée, en arrière, à gauche, à droite… Elle surmonta une envie de s'asseoir sur le sol pour pleurer, inspira à fond et reprit ses essais. Au bout de quelques minutes, le cliquetis tant attendu retentit. Un jour, cette saleté de serrure finirait par s’incliner devant son adresse et sa détermination — ou devant le professionnalisme d’un serrurier. Peluche se précipita sur elle, mais, avant de se pencher pour caresser le chien qui la saluait de sa danse frétillante, elle appuya sur l’interrupteur de l’entrée et verrouilla la porte.

La nuit ne tomberait que dans quelques heures, mais Claire trouvait qu’il faisait déjà trop sombre. Elle parcourut toutes les pièces une par une et alluma toutes les lumières : le salon étriqué, la grande cuisine et, à l’étage, la chambre à coucher, les toilettes, la salle de bain, le petit bureau. Elle hésita sur le seuil de son ancienne chambre que Sébastien avait transformé en débarras : il ne voulait rien jeter et Cécile ne supportait pas le désordre, aussi s’étaient-ils mis d’accord sur ce compromis sans même la consulter. Elle décida que cette pièce, encombrée de bric-à-brac jusqu’au plafond, ne méritait pas d’éclairage et elle se contenta de refermer la porte sur le chaos. Cette petite ferme semblait trop grande pour une célibataire, mais qui sait, elle ne resterait peut-être pas seule pour toujours. Avant de redescendre, elle entreprit de fermer tous les volets, puis s’attaqua à ceux du rez-de-chaussée. Les lampes qui brillaient et l’odeur de pâtisserie qui embaumait la maison bien hermétique lui donnèrent l’impression de se métamorphoser elle-même en cadeau, objet inestimable enveloppé d’un emballage joyeux. 

Comme elle disposait d’un peu de temps avant sa sortie, elle se dirigea vers l’évier et s’arma de gants en plastique rose, d’un spray écologique et d’un essuie-tout compostable en bambou. Elle s’était déjà débarrassée des toiles d’araignées avec tout le respect dû à leurs propriétaires, ces insecticides naturels très prisés par les experts en lutte biologique : elle les avait transportés avec précaution et les avait déposés dans le jardin. Mais elle avait aussi découvert des crottes de souris dans les armoires. Aucun précepte écologique ne pouvait justifier la cohabitation avec des rongeurs, quels qu’ils soient. Elle allait commencer par nettoyer leurs excréments et irait, à la première occasion, acheter quelques pièges, de ces modèles compatissants qui capturaient l’animal sans le blesser. Après un instant d’hésitation, elle reposa son arsenal sur la table de la cuisine et monta une nouvelle fois l’escalier, un escalier en bois sombre, si raide qu’il brûlait plus de calories qu’une séance en salle de sport. Arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la porte de la penderie, fouilla et extirpa de l’emprise des habits inertes le sac en faux cuir qu’elle recherchait, relique d’une époque où elle pratiquait le Iaïdo. Alors qu’elle était encore tout à fait débutante, son « senseï » lui avait vendu un vrai sabre japonais. Il s’agissait, d’après lui, d’une antiquité rare, d’une occasion qu’elle ne pouvait pas rater et un an d'entraînement avec un sabre émoussé lui suffirait pour acquérir assez de dextérité pour pouvoir l’utiliser. Cinq années de critiques incessantes n’avaient pas suffi. Elle n’avait jamais été capable de dégainer correctement ni de couper droit. S’il lui avait vendu ce sabre, c’était juste pour pouvoir s’en procurer un autre. Elle aurait pu le revendre, mais avait préféré ne pas se séparer de cet objet, symbole d’un équilibre et d’une perfection qu’elle n’atteindrait jamais.

Elle ne le laisserait pas dormir au milieu de robes inutiles. Elle avait suivi quelques cours de menuiserie et pensait s’y connaître assez pour lui construire un support. Elle l’imagina exposé sur le mur à côté de la fenêtre et trouva cette idée à son goût. En attendant, elle appuya le sac contre la table de chevet, retourna vers l’armoire et en sortit un autre, plus volumineux, en vinyle cette fois. Elle l’ouvrit et en extirpa ses armes d'entraînement, un bokken, réplique en bois du sabre japonais, et un jo, un long bâton droit. Elle installa le sabre à côté de la porte du jardin et la lance à côté de celle de l’entrée. Ces bâtons humbles et discrets paraissaient inoffensifs, mais Claire savait qu’ils pouvaient blesser et même infliger la mort. Satisfaite, elle remonta l’escalier. Si ses genoux ne parvenaient pas à surmonter cette épreuve, elle pourrait toujours, comme son voisin, arranger son lit sur le canapé du salon. Elle repoussa la corvée de nettoyage au lendemain : elle avait perdu assez de temps et devait se préparer pour aller chez son frère. Ainsi que Gérard l’avait souligné, le désordre et la saleté attendraient son retour.



 

Pour la deuxième fois de la journée, Claire hésitait devant une porte,  pas en bois massif cette fois, mais en contreplaqué à l’aspect lisse et artificiel, un de ces matériaux modernes qui ne se putréfiaient jamais. Elle tenait des deux mains son gâteau posé sur un joli plat et regrettait d’avoir oublié d’acheter des bonbons colorés. Des cris lui parvenaient au travers de la porte. Un nourrisson qui pleurait… Une dispute peut-être ? Quoi de plus naturel ? Mais était-ce bien ce dont elle avait besoin en cet instant précis ? Peluche acheva son inspection, s’assit sur le paillasson, se gratta derrière l’oreille et la regarda dans l’expectative. Depuis son divorce et la thérapie qui l’avait suivi, elle s’efforçait de réfléchir davantage à ce qu’elle désirait vraiment et trouvait que cette habitude l’aidait à conserver son calme. Elle n'éprouvait aucune envie d’entendre des cris d’enfants, mais ne voulait pas non plus passer la soirée seule. Et puis son frère l’attendait. Elle soupira — la vie n’était, dans le meilleur des cas, qu’un vaste compromis. Elle s’arma de courage, appuya sur la sonnette et salua Sébastien dont le sourire crispé disparut dès qu’elle offrit le gâteau.

« Je vais le déposer dans la cuisine, dit-il, tu le reprendras avant de partir, je t’expliquerai plus tard. »

Hippolyte qui sautait sur le divan du salon avec beaucoup d’énergie se mit à hurler à tue-tête :

« Je veux du chocolat, je veux du chocolat…

— Hippolyte, nous en avons déjà parlé.

— J’en veux aussi, pépia Charlotte.

— Personne n’en aura. » 

Sébastien lui arracha le gâteau des mains et se précipita vers la cuisine. Cécile s'enquit des vaccinations de Peluche et poussa des exclamations horrifiées lorsque ce dernier entreprit de lécher avec enthousiasme le visage ravi de Charlotte.

« Je l’ai lu sur internet, les chiens possèdent une salive beaucoup plus propre que la nôtre, la rassura Claire. Elle nous transmet même des probiotiques .

— Tu ne devrais pas croire tout ce qu’on te raconte, à ton âge. De toute façon, je souffre d’allergies. Donc, la prochaine fois, évite d’amener Peluche, s’il te plaît. Charlotte ! Arrête ça tout de suite ! Tu vas attraper une maladie. 

— Les allergies sont causées par une trop grande propreté durant la petite enfance. L’exposition à certaines bactéries, comme celles qui se trouvent dans la boue par exemple, renforce le système digestif et immunitaire. 

— Alors, d’après toi, les bébés devraient manger de la boue maintenant ? Tu entends Daphné ? La prochaine fois, ta tante t’apportera un petit pot de boue comme dessert. 

— En tout cas, félicitations pour ton magasin. Avec l’huile d’olive, tu as choisi un produit à la fois sain et gourmand, ce qui, de nos jours, semble plutôt difficile à conjuguer. En fait, tu vends du terroir et de l’écologie. Bravo ! »

Claire, qui se sentait assez satisfaite de la tirade qu’elle avait répétée durant le trajet, ne comprit pas pourquoi Cécile conservait son air revêche. Elle se demanda si sa belle-sœur était vraiment heureuse de la voir. Et puis elle se reprit : elle ne devait pas se croire le centre du monde et la seule cause de la mauvaise humeur des autres. C’était ce que sa psy lui aurait dit.

Après de pénibles négociations, Hippolyte finit par accepter de cesser son jeu. Il rassembla ses forces et effectua un dernier bond par-dessus la table basse. Hélas, il se réceptionna mal et glissa sur le parquet. Il se releva sans se plaindre, tout en frottant son côté endolori, et se dirigea vers la place qui lui était attribuée, non sans arracher au passage une poupée des mains de Charlotte. Cette dernière éclata en sanglots. Pendant ce temps, Daphné pleurnichait et secouait la tête sur sa chaise haute tandis que sa mère essayait de lui faire avaler une purée verte. 

Sébastien avait acheté un poulet et des pommes de terre à la rôtisserie du coin et Cécile avait préparé des brocolis à la vapeur. 

« Vraiment délicieux tes brocolis, ma chérie !

— Tout à fait, ils sont cuits à la perfection. Comment les cuisines-tu ? » demanda Claire. 

Elle se sentait toujours obligée de rassurer Cécile et de l’encourager, comme si, au lieu d’une personne adulte, elle se trouvait devant une déesse colérique qu’elle devait calmer avec des offrandes. Cette fois, l’offrande semblait avoir fonctionné et Cécile parut se détendre.

« Le secret réside dans une cuisson rapide. Sinon ils deviennent flapis et tristes. »

Cécile n’avait jamais apprécié les ragoûts bien mijotés de sa belle-mère. Elle insista pour que les enfants finissent leurs légumes avant de reprendre des pommes de terre. Le repas se poursuivit plus ou moins bien jusqu’au moment où Hippolyte souleva la question du dessert et défendit son point de vue avec une passion excessive. Cécile jeta un regard excédé à un Sébastien faiblissant, se leva et ordonna aux deux plus grands d’aller se coucher. 

« Je suis désolée, intervint Claire, j’ai cru vous faire plaisir. Je me disais qu’entre vos emplois respectifs et les enfants, il ne vous restait pas beaucoup de temps pour cuisiner. Alors un gâteau au chocolat, un classique quoi… je pensais… » 

Lèvres pincées et corps tendu, Cécile essuya le visage de sa fille avant de l’extirper de la chaise haute.

« Ne t’inquiète donc pas : les enfants n’ont pas attendu ton arrivée pour être bien alimentés. J’ai toujours privilégié une nourriture saine et équilibrée et, ton frère et moi, nous avons décidé de l’améliorer encore pour aider Hippolyte. Si tu avais apporté une bouteille de vin ou des fleurs, comme tout le monde, tu nous aurais évité des difficultés inutiles. »  

Daphné, qui avait jusque-là manifesté son mécontentement par des couinements agacés, éclata en sanglots. Cécile l’emporta et s’éloigna en direction des chambres. Un calme incertain s’établit dans la pièce, interrompu ici et là par des pleurs menaçants comme les coups de canon d’une armée qui se rapproche. Sébastien ouvrit le tiroir du buffet et en sortit un paquet de cigarettes et un briquet. Il se dirigea vers le balcon, Claire le suivit.

« Pour une fois, ça ne lui aurait pas fait de mal.

— Tu n’y comprends rien. Tu as bien vu comment il se comporte. Il souffre d’hyperactivité et nous l’avons mis au régime pour lui éviter les médicaments. Trois semaines de frustrations, de remontrances et de pleurs ! Il commençait juste à s’habituer et toi tu arrives avec ton gâteau.

— Ce régime est-il efficace ? As-tu remarqué une amélioration ? » 

Sébastien sortit du paquet une cigarette qu’il alluma, puis enfourna le briquet et le paquet dans la poche. Les vêtements des hommes semblent toujours beaucoup plus pratiques et confortables que ceux des femmes. Sébastien aspira une deuxième bouffée avant de répondre.

« Non. La naturopathe dit que nous devons tenir le coup six mois avant de voir des résultats. Aucune étude scientifique ne soutient ce régime, mais Cécile s’entête à tout essayer avant de donner des médicaments. Nous n’aurons peut-être pas le choix. Sinon, échec scolaire, perte de confiance en soi, difficultés sociales, dépression… aucun parent ne désire de telles calamités pour son enfant. Tu ne t’en rendais pas compte, mais tu as eu beaucoup de chance avec les tiens. Ils vont bien ? 

— J’ai toujours su que j’avais eu beaucoup de chance avec mes fils qui vont très bien, merci. Comme ils ont choisi de vivre à Londres avec leur père, je ne leur parle pas souvent. Enfin, ils ne vivent pas vraiment avec lui, ils partagent un appartement avec des amis. Ils sont occupés… Tu connais les jeunes… D’ailleurs, quand j’y pense, c’est peut-être naturel qu’un enfant se dépense. Et si Hippolyte changeait d’école ? Vous pourriez en trouver une plus adaptée à son tempérament… 

— Tu es complètement déconnectée de la réalité… Pardon, je ne voulais pas dire ça. Ce que je voulais dire… Les écoles n’ont pas évolué depuis le début du vingtième siècle. D’un côté, des gosses trop gâtés et abrutis par l’usage intensif d’appareils électroniques et de l’autre, des profs débordés, pontifiants et de plus en plus incompétents. Si je devais y retourner… Avant on proposait l’apprentissage aux élèves inadaptés. Cela existe toujours, l’apprentissage ? C’est peut-être la solution pour Hippolyte. 

— Tu exagères ! Il est très intelligent et va réussir ses études. Ou bien devenir un sportif de haut niveau. Ce bond qu’il a exécuté m’a vraiment impressionnée. Avez-vous essayé l’athlétisme ? Et toi ? Comment vas-tu ? Je croyais que tu avais cessé de fumer. »

Il tira une longue bouffée sur sa cigarette. Les joues creusées, les sourcils froncés, il paraissait encore plus anxieux. 

« Ça pourrait aller mieux… J’avais arrêté, mais, depuis quelque temps, je m’en autorise une le soir pour m’encourager. En guise de récompense… Une cigarette par jour, cela fait-il de moi un fumeur ? Nous traversons une période compliquée. Cette idée d’ouvrir un commerce juste après la naissance de Daphné… Cécile, qui a déjà sacrifié plusieurs années de sa vie, ne voulait plus patienter, mais le magasin ne réussit pas comme prévu. En province, les gens ne s'enthousiasment pas autant pour l’huile d’olive qu’à Paris. Elle introduit maintenant une ligne de cosmétiques naturels qui va, je l’espère, améliorer les affaires. En attendant, elle travaille de longues heures pour un salaire minable et se sent coupable de ne pas s’investir assez dans l’éducation des enfants. Enfin, nous jonglons entre la nounou et les différentes babysitters, parce que je suis aussi débordé qu’elle. » 

Dès qu’elle se mit à parler de la serrure, Claire se rendit compte qu’elle commettait une erreur et essaya d’atténuer le ton accusateur qu’elle avait pris sans le vouloir. Sébastien, qui l’avait beaucoup aidé lors de sa dernière crise, ne possédait pas une patience illimitée.

« Pas du tout, répondit-il, je ne t’ai jamais dit que j’allais la faire réparer, je t’ai expliqué que tu t’arrangerais très bien et j’avais raison. Et maintenant que tu as compris la technique, tu verras que toi non plus tu n'appelleras pas le serrurier.

— J’ai trouvé vraiment désagréable, après un voyage aussi éprouvant, de me heurter à une porte close. Je me souviens très bien que tu avais promis de t’en occuper.

— Tu prends bien tes médicaments, n’est-ce pas ?

— …

— Claire, réponds-moi.

— Tu me poses cette question à chaque fois que nous avons un différend.

— Il n’y a pas si longtemps, je te posais cette question tous les jours. J’ai arrêté, puisque tu me l’as demandé, mais tu me permettras de m’y intéresser de temps à autre. 

— Je prends mes médicaments et je n’ai pas rêvé : tu m’as dit que tu appellerais un serrurier. N’utilise pas ma maladie pour te défiler. » 

Il garda le silence. Elle soupira et ajouta d’une voix plus calme.

« Désolée. Je sais que tu es débordé et, crois-moi, j’éprouve une reconnaissance infinie pour ton aide, mais tu n’as pas à t’inquiéter, je me suis remise du divorce. Je ne serai pas la dernière que son mari aura quittée pour une femme plus jeune. J’ai tout calculé, le loyer de l’appartement me suffira et je m’occuperai bien de la ferme, tu verras. Avec le temps, je crois pouvoir en tirer un petit revenu, mais rien ne presse. De toute façon, je ne veux plus vivre à Paris, j’étouffais là-bas.

— Tu as sans doute raison. J’ai dû te promettre d’appeler le serrurier et oublier ensuite. Si j’insiste pour les médicaments, c’est que je n’aimerais pas te trouver à nouveau dans un sale état.

— Cela ne se reproduira plus. J’ai compris ma leçon. 

— Accepterais-tu de garder les enfants de temps en temps ? Ça te changerait les idées et tu apprendrais à les connaître. » 

De quel droit lui demandait-il une chose pareille ? Lui qui ne s’était jamais intéressé à ses neveux sauf pour lancer « oh, qu’ils sont mignons »  avant de fuir rejoindre ses amis. Et puis, il considérait son projet comme une lubie ou une occupation de dilettante et ne se rendait pas compte du travail titanesque qu’elle allait entreprendre. Elle n’avait aucune envie de passer du temps avec ces gosses gâtés et geignards. Et puis, à quoi bon ? Les enfants grandissent et vous abandonnent… Comme leurs pères qui vous attirent avec des promesses pour mieux s’envoler avec des femmes plus jeunes. Elle acquiesça sans se compromettre et détourna la conversation sur la carrière de Sébastien. Il était devenu associé dans un grand cabinet et représentait des compagnies gigantesques. Il ne pouvait partager les détails de ses affaires, mais lui avait souvent décrit ses relations avec les membres du personnel, si bien qu’elle avait l’impression de les connaître.

Sur le chemin du retour, elle s’en voulut de ne pas lui avoir dit toute la vérité. Elle prenait bien tous les soirs à la même heure les comprimés verts vifs, mais avait mis de côté les petits blancs. Elle se souvenait encore de la sensation d'apaisement que ces derniers lui avaient procuré au début, comme si une couverture épaisse la séparait du monde extérieur et de ses propres pensées. Mais lorsqu’elle s’était sentie mieux et avait voulu se débarrasser de la gangue cotonneuse dans laquelle l’antidépresseur maintenait son esprit, elle avait coupé les pilules avec un couteau bien aiguisé et diminué la dose petit à petit jusqu’à l’arrêt total. Il ne lui restait plus que les verts qu’elle prendrait toute sa vie, à moins que la science n’invente un traitement prodigieux qui libérerait enfin l’humanité des maladies mentales.

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