Une mère et sa fille, confrontées à la fin du monde…
Une vague de chaleur sèche balaya son visage. Elle plaça le gâteau sur la plaque du milieu, régla la minuterie, ferma la porte du four et vérifia sa liste : un curry, une salade, le riz et les boulettes tofu champignon… Elle regretta l’époque étudiante où leurs invités se contentaient d’un plat de spaghetti préparé au dernier moment. De la radio, lui parvenaient des bribes d’informations. La menace de nouvelles élections anticipées… Un attentat terroriste neutralisé… Des inondations dues aux violents orages… Elle s’attaqua au brocoli. Si elle avait acheté des sachets congelés, elle aurait perdu moins de temps à nettoyer la terre et se débarrasser des escargots, mille-pattes et limaces, désireux de participer au repas. Et si elle demandait à Libby de se rendre au supermarché ? Non. Elle préférait se dispenser du coût trop élevé des inévitables plaintes, tergiversations et reproches. Une chanson qu’elle adorait, « Quelqu’un voudrait marcher à tes côtés, si seulement tu l’acceptais, si tu cessais de te dépêcher… », interrompit le flot de paroles trop sérieuses. Bizarre, cette musique au beau milieu d’un programme d’informations… Elle se mit à chanter à tue-tête. « Les étoiles tomberaient vers toi… Même la lune descendrait… Une tendre brise glisserait sur ton cou… » La journaliste à la voix si charismatique interviewa ensuite un spécialiste en biologie. La bactérie Ideonella — quel joli nom ! —, échappée d’un centre de traitement de déchets français, avait réussi à parcourir des milliers de kilomètres — elle s’était implantée dans toute l’Europe, avait traversé les océans, avant d’atteindre les États-Unis et même l’Australie — et causait des ravages dans les usines de conditionnement agroalimentaire. Adèle s’en réjouit. On allait revenir aux bons vieux sacs en papier ou bien employer d’autres solutions naturelles comme le maïs ou le chanvre. En manque de drame, les journalistes occupaient leur temps et celui des auditeurs avec cette malheureuse bactérie.
Elle déchira le film en plastique qui recouvrait la barquette de champignons, les nettoya avec un essuie-tout et les coupa en morceaux. Cette bactérie rendrait tous ces plastiques à usage unique inutiles. Tant mieux ! Adèle ne croyait pas au recyclage, mais à l’arrêt total de leur emploi. La fin de cette pollution… Un progrès immense pour la santé de la planète et de ses habitants… Elle jeta les bouts abîmés dans le réservoir à matière organique et appuya pour enfoncer la barquette dans la poubelle des emballages. Celle-ci menaçait de déborder… Pas la peine non plus de demander à Libby d’aller la vider, Adèle s’en chargerait plus tard… Le calme précaire se brisa d’un coup.
« C’est affreux, mon téléphone est mort ! Je te jure que je n’y suis pour rien, je ne l’ai pas laissé tomber, pas cette fois… J’écrivais à Noga — je sors ce soir, tu te souviens ? — et il s’est mis à chauffer sans raison, puis à fumer et s’est éteint. Que vais-je devenir ? »
Adèle, le couteau à la main, imagina sa fille qui errait dans les rues sombres et les jardins publics déserts pour finir par échouer, avec quelques amis, sur un banc isolé. L’un des adolescents brandirait une bouteille d’alcool, de la vodka bon marché, un autre un joint et puis… Elle devrait trouver un taxi pour rentrer. Ce portable, qui la confinait dans un déluge de vidéos ridicules et de conversations dérisoires, restait le seul lien qui la rattachait encore à ses parents lorsqu’elle partait pour ses escapades nocturnes. Un lien ténu qui s’étirait comme un chewing-gum trop mâché.
« Tu ne pourras pas sortir ce soir. »
Les explications saccadées s’interrompirent d’un coup. Le visage se déforma — « Je ne sais pas pourquoi je pleure… ». L’adolescente quitta la pièce d’un pas rageur. Adèle poussa un soupir et se tourna vers la planche à découper. Elle hacha l’oignon aux vapeurs agressives, s’en débarrassa dans la poêle, ouvrit le tiroir et attrapa la boîte de mouchoirs. Ses larmes apaisées, elle se rendit au salon. Sa fille, vautrée sur le divan, se leva à son arrivée et tendit son portable. La beauté de ses yeux magnifiques parvenait presque à éclipser l’acné visible sur le menton et les ailes du nez. Au bout des longs doigts fins, le vernis bleu s’écaillait.
« Sens ! »
L’appareil dégageait une odeur d’essence.
« Tu l’as fait tomber dans un produit détergent ? Un cosmétique peut-être ?
— Pas du tout ! Papa est rentré ? Quand revient-il ?
— Plus tard.
— Mais qu’est-ce que je vais faire sans téléphone ?
— J’ai vécu trente ans sans portable et j’ai survécu. Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?
— Rien.
— Tu as dormi avec ces habits ?
— Non ! Peut-être… Et alors ?
— Va prendre une douche et change-toi.
— D’accord, mais d’abord, j’appelle papa sur le fixe. »
— Laisse-le travailler. Il s’en occupera ce soir ou demain matin.
— On pourrait se rendre chez le réparateur…
— Non, tu sais bien que je n’y comprends rien. Et en plus, je n’ai pas le temps, nous recevons des amis pour dîner. »
Adèle retourna dans la cuisine. Mince ! Le gâteau ! Elle ouvrit la porte du four, sortit le moule et l’inclina. La pâte était restée liquide. Elle remarqua les voyants éteints, retira la prise, attendit quelques instants puis la réinséra. Toujours rien. Un plomb qui avait sauté ? Elle alla vérifier dans l’armoire, mais tout paraissait normal sauf cette drôle d’odeur qui imprégnait tout l’appartement. Elle essaya divers interrupteurs…
« Maman ! Maman ! Le fixe ne fonctionne pas non plus.
— Comment ça ?
— J’ai voulu appeler papa… »
Adèle souleva le combiné… il dégageait des effluves d’essence, mais n’émettait aucun son.
« Bon… Il n’y a pas que le téléphone dans la vie. L’électricité me paraît bien plus importante.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Essaie d’allumer la télé, tu comprendras. »
La mère sortit sur le balcon, talonnée par sa fille. Même du quinzième étage, on pouvait voir que les feux de signalisation ne fonctionnaient pas. Un énorme embouteillage bloquait le carrefour.
« C’est une panne de quartier.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Une salade. »
(À suivre…)
Cette période de flottement, entre l’écriture de deux livres, m’a fourni l’occasion d’achever cette nouvelle. Et puis je me suis demandé si elle n’était pas trop longue pour ce bulletin et j’ai donc décidé de la découper.
Sans vous en douter, vous voilà embarqué dans un feuilleton de quatre épisodes. J’ai l’impression de vous avoir pris en otage. N’hésitez pas à m’écrire ou à commenter pour me faire part de votre désapprobation ou de votre ravissement.
Rendez-vous la semaine prochaine pour découvrir la suite !
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